LES COUTUMES ET LES TRADITIONS

Le triage des noix

"... entre toutes les veillées d’hiver, j’aimais celles où l’on cassait les noix ; et pour tout l’or du monde, ces nuits-là, je n’aurais consenti à me coucher après souper. Le rite immuable s’accomplissait en novembre. Il venait de la compagnie, vieilles gens du voisinage, parents ou amis, enchantés de bavarder pendant deux heures, et qui ouvraient à mes curiosités enfantines tout un arsenal de légendes noires où il y avait, sur un décor de mystère, la danse des feux follets et des loups-garous, le gémissement des âmes en peine et les bruits de la chasse maligne. Le feu ronflait gaiement, comme pour narguer la pluie, le brouillard ou la neige précoce. Je revois la grande table, d’ordinaire appuyée au mur, et qu’on tirait au milieu de la cuisine ; on disposait le sac de noix contre le vieux fauteuil du grand-père, et deux récipients étaient prêts pour recevoir les noyaux.

Nos voisins arrivaient par couples, le vieux avec sa vieille, celle-ci apportant sa quenouille pour filer. Dans les figures tannées, les yeux brillaient de contentement. On échangeait quelques mots de bienvenue, dans un bruit prolongé de sabots traînant sur le carreau ; en attendant les retardataires, tout le monde prenait un air de feu. Les dures têtes paysannes ruminaient ; le vent sifflait sous la porte, et les commères, gazette piquante du village, détaillaient chaque incident des jours passés, avec des éclats de rire ou des mines apitoyées, forçant la voix quand elles s’indignaient, puis prenant à témoin les hommes qui ne répondaient pas. Eux restaient sur leur chaise, le buste en avant, la tête penchée, les mains tendues vers le feu. Tous ces anciens, noueux et recuits, gardaient leur chapeau sur la tête. La flamme inégale sculptait les traits rudes et semblait allonger les barbes broussailleuses, pendant que les ombres noires, énormes, dansaient sur le mur, derrière eux, montant jusqu’au plafond. Cela durait parfois une demi-heure, jusqu’à l’arrivée du Jean Bignon, un petit vieux replet tout gris, qui mâchonnait sa chique et marchait à pas lourds. Il avait été capitaine de mobiles en Soixante-Dix, et aimait qu’on y fît allusion. On le voyait toujours venir bon dernier.

Et quand il avait dit : Bonsoir la compagnie ! tous s’installaient autour de la table, et la conversation prenait son rythme, d’un seul coup.

On évoquait la vie des sabotiers et des charbonniers en forêt, leurs misérables huttes de branchages et de terre battue, le cadre de bois blanc, garni de feuilles sèches, avec une mauvaise paillasse, et qui servait de couchette. On rappelait le panier de vivres que la ménagère, chaque dimanche, préparait pour son homme et qui contenait invariablement un peu de lard fumé, des pommes de terre, du pain noir, menu hebdomadaire propre à tromper la faim de ces rudes travailleurs, plutôt qu’à les rassasier. Pour unique boisson, ils avaient l’eau de la source, parfois un peu de cidre car le vin était un luxe et le pain blanc plus encore. Plusieurs de ces vieillards, quand ils rappelaient leur jeunesse ou leur âge mûr, ne se souvenaient ni d’avoir goûté du vin, ni d’avoir mâché du pain blanc. Et par leurs dires, j’appris que, sous l’Empire, le cadeau traditionnel des parrains plus fortunés à leurs filleuls était un « michon » doré, croustillant, dont le boulanger du bourg avait préparé plusieurs fournées pour la Saint-Sylvestre.

Toutes les antiques légendes, transmises d’une génération à l’autre depuis des siècles défilaient devant mon imagination qui ne se tenait plus d’aise. Elles étaient parfois embellies et gonflées de variantes qui faisaient ressortir l’ingéniosité des conteurs. Pendant un très long temps, les aïeules des grands-mères d’aujourd’hui les avaient rassasiées, aux veillées, dans les chaumières basses, à la lumière avare des chaleux. Et même ceux des auditeurs qui ne craignaient pas les fantômes en demeuraient troublés et signaient furtivement. Il n’y manquait ni le loup qui parle, ni le renard aux ruses innombrables, ni le cri lugubre des hulottes, ni les bons chiens qui hurlent à la mort tout près du cimetière, sous la lueur laiteuse de la lune. Rien de tel que la solitude et la nuit pour ranimer toutes les superstitions, pour faire surgir les revenants drapés dans un suaire et glissant sur la neige, pour remplir la campagne d’un sourd concert d’appels, de chuchotements, de voix mystérieuses, qui vous font frissonner derrières les portes closes.

Un autre thème inépuisable était le souvenir de Mandrin, resté vivace dans le pays, où il était passé plusieurs fois à la tête de ses contrebandiers. On parlait encore, après un siècle, de cachettes où le fameux chef de bande avait mis en réserve ses trésors. Malheureusement personne n’en pouvait préciser le lieu. Pour ces paysans vieillis au milieu d’humbles objets familiers, que le temps avait usés et patinés comme leurs maîtres, tout rappelait des images du passé. Dans chaque maison basse, enfumée, lézardée, sous le manteau de la cheminée où pend la crémaillère, de la cave au grenier, de la grange à l’étable, flottaient partout les souvenirs profonds qui ne demandent qu’à revivre."

Source : « En Montagne Bourbonnaise – Au bon vieux temps » de Léon CÔTE ; imprimerie DUMAS à Saint Etienne (42) 9.4.1958


Lou brandons

"Du triage des noix aux "Figots" des Brandons, il fallait franchir les rudes mois d'hiver. Mais aussi quelle joie, aux premiers souffles du printemps, lorsque dans les masures branlantes comme dans les maisons à pignon les jeunes s'affairaient pour l'illumination traditionnelle. Le dimanche d'après Carnaval, à la nuit tombante, mille flammes joyeuses embrasaient soudain les pentes noires, et certains feux, à l'extrème horizon, paraissaient rejoindre les étoiles. Dans le moindre hameau, on faisait flamber le figot qui pétillait, lançant des gerbes d'étincelles, au grincement des vielles, au son aigrelet des musettes, jetant des reflets fantastiques sur les vieux murs lézardés. On dit que nos lointains ancêtres, les Gaulois allumaient ainsi des feux sur les cîmes, aux jours de fête, et que la coutume a toujours subsisté.

Quoi qu'il en soit, préparer un figot n'était pas une mince besogne, surtout quand on le voulait gros et capable de durer plusieurs heures. Autour d'un mât de sapin très droit, très haut, on enroulait de la paille, de la bruyère, des fagots de petits bois, chacun apportant ce qu'il pouvait offrir. La veille et le jour même, c'était un défilé de jeunes garçons, qui transportaient en brouette ou sur leur dos les bottes de paille offertes par les habitants du village. Au sommet du mât, on piquait un mannequin grotesque et, à la nuit tombante, un cortège se formait pour aller présenter le brandon garni de rubans au jeune couple le plus récent, car seuls, les nouveaux mariés pouvaient donner le signal de la fête, en allumant le feu.

Alors, une farandole endiablée s'organisait autour de la flamme claire : femmes, enfants, vieillards, tout le monde s'en mêlait sous l'impulsion des garçons déchaînés. Spectacle étrange et fantastique ! la clarté dansante et capricieuse allongeait, déformait les ombres mouvantes, creusait les visages empourprés, transformait les mouvements gracieux des filles en contorsions diaboliques. Chaque traînée lumineuse marquait l'emplacement d'un hameau, et l'ensemble était féerique, surtout d'une hauteur où la vue embrasait des dizaines de bourgs et de villages, parmi les rumeurs lointaines qui montaient des champs et des bois comme une mélodie de rêve.

Et quand il ne restait plus que les cendres rougeoyantes, les jeunes, infatigables, prolongeaient la danse, au son d'une cornemuse, dans une grange ou dans l'auberge la plus proche. On chantait quelque chanson d'amour, à grand bruit de sabots qui marquaient la mesure. Il y était question du vert bocage où chante le rossignol, des peines amoureuses, que l'herbe des prés ne peut guérir, et de la chance de ceux qui ont pu vaince le mauvais sort.

Comme aux temps très anciens, c'était presque toujours sur une grande place ou à quelque carrefour qu'on faisait brûler le figot.

On n'enlevait pas les cendres que la pluie peu à peu lavait et faisait disparaître; mais tant qu'il en restait des traces, on y faisait passer les troupeaux qui se rendaient au pré ou bien à l'abreuvoir, car c'était moyen de préserver des maladies le bétail."

Source : « En Montagne Bourbonnaise – Au bon vieux temps » de Léon CÔTE ; imprimerie DUMAS à Saint Etienne (42) 9.4.1958

 
Lou bignons

"Ce jour-là, pendant que la jeunesse s’en donnait à cœur joie, les anciens rentraient à la maison, pour manger ces beignets fameux, lou bignons, qui formaient le plat du jour, même chez les plus pauvres.

C’était une tradition millénaire, peut-être aussi lointaine que celle des feux ; et les enfants saluaient son retour par des trépignements et des exclamations aiguës. En ce temps-là, ou les gâteries étaient à peu près inconnues, les bignons, avec leur pâte légère et craquante, gonflés à souhait, exhalant une bonne odeur d’huile chaude, représentaient pour nous une friandise extraordinaire. On en parlait huit jours d’avance, et tout le temps que durait la préparation, les mamans occupées à pétrir la pâte dans la maie, étaient entourées, surveillées, harcelées par des regards luisants de convoitise, et qui ne perdaient aucun geste. L’huile chantait sur un bon feu ; et à mesure que la ménagère y plongeait les morceaux de pâte découpée en forme d’anneaux ou d’objets fantaisistes, la marmaille les dénombrait avec un intérêt profond et en évaluait la qualité.

Du reste, ils avaient contribué à la préparation, en ramassant un peu partout, chaque soir au retour de la classe, ces brindilles sèches, ce bois mort qui traîne au long des haies, toutes ces menues branches qui donneront une belle flambée, capable de saisir la pâte et de la dorer en la faisant gonfler.

Ce dimanche, dans toutes les maisons, même chez les plus gueux, l’assiette aux bignons restait en permanence sur la table .Car tout le monde en apportait à ceux qui, malades ou très pauvres, ne pouvaient pas s’offrir un tel luxe. On passait d’une maison à l’autre, pour goûter, comparer, admirer. Les bonnes femmes échangeaient force compliments sur le tour de main des pâtissières improvisées, sur la forme et la qualité des beignets, tout en croquant avec des mines gourmandes ceux qu’on leur présentait. La capacité des estomacs, pour la circonstance, devenait pantagruélique, car il était impossible d’en refuser sans faire injure à la maîtresse de maison. Un bon verre de cidre, car le vin était rare, tassait tout cela et préparait une place nouvelle pour de nouveaux exploits."

Source : « En Montagne Bourbonnaise – Au bon vieux temps » de Léon CÔTE ; imprimerie DUMAS à Saint Etienne (42) 9.4.1958

Le joli mai

Oh ! levez vous, mignonne,

Apportez nous le mai.

"Six semaines plus tard, c’était Pâques et la bénédiction des enfants qui étrennaient un beau costume préparé avec amour par les jeunes mamans. Puis on faisait rouler les œufs cuits durs et teintés de couleurs variées. Dieu sait combien on en portait de partout au teinturier qui, ce jour là, utilisait toutes les nuances de son atelier. Et nous allions dans les prés déjà fleuris, et nous choisissions une pente propice, et chacun s’efforçait de faire rouler ses œufs plus loin que les concurrents, avec des courses bruyantes et de grands éclats de rire.

S’il faisait beau, toute la famille ne rentrait qu’à la nuit, et les enfants, ivres de grand air, de courses et de jeux, dévoraient avec un appétit féroce les œufs assaisonnés à l’huile et au vinaigre.

Un peu plus tard, c’était la fête du joli Mai continuant une invariable tradition de chanter le renouveau printanier. Pour le premier mai, à la nuit tombante, les jeunes gens se regroupaient en bandes joyeuses et partaient de village en village, chantant à pleine voix dans les chemins creux embaumés d’aubépine. Ils s’arrêtaient aux maisons habitées par des jeunes filles et leur offraient une sérénade. L’aboi rauque des chiens dénonçait leur passage ; la vielle nasillait ; les voix juvéniles, maladroites, mais chaudes, montaient dans le silence nocturne, vers une fenêtre entrebâillée où se penchait une silhouette fugitive. Le chant terminé, une porte s’ouvrait, puis une autre, et les familles ainsi honorées d’un concert, apportaient le mai, quand s’éteignait la dernière note du chant traditionnel.

On leur donnait des provisions de tous genres, surtout du lard et des œufs, qui permettaient, le dimanche suivant, de faire une omelette monstre, avec un copieux arrosage du petit vin des coteaux de Renaison, le vin de la Côte, comme on l’appelait chez nous, le seul qu’on bût alors dans la Montagne."

Source : « En Montagne Bourbonnaise – Au bon vieux temps » de Léon CÔTE ; imprimerie DUMAS à Saint Etienne (42) 9.4.1958

LE CHANT DU MAI


1. J'ai pris la fantaisie (bis)                                                        7. Et sa chambre garnie (bis)
D'aller chanter le mai                                                                  Aux quatre coins du lit
Tout le long d'un gué                                                                   Tout le long d'un gué
Joli mois de mai                                                                              Joli moi de mai
D'aller chanter le mai à la porte de ma mie                     Aux quatre coins du lit une pomme d'orange

2. A la porte de ma mie (bis)                                                      8. Une pomme d'orange (bis)
Galant n'y chante pas                                                                   Et au milieu du lit
Tout le long d'un gué                                                                    Tout le long d'un gué
Joli mois de mai                                                                               Joli moi de mai
Galant n'y chante pas, hélas je vous en prie                    Et au milieu du lit, le rossignol y chante

3. Hélas je vous en prie (bis)                                                     9. Le rossignol y chante (bis)
Car son père est là-haut                                                             Chante rossignolet
Tout le long d'un gué                                                                     Tout le long d'un gué
Joli mois de mai                                                                                Joli moi de mai
Car son père est là-haut dans sa chambre jolie             Chante rossignolet, t'auras ta récompense

4. Dans sa chambre jolie (bis)                                                  10. T'auras ta récompense (bis)
Qui compte tous ses Louis                                                        T'auras pour ton souper
Tout le long d'un gué                                                                     Tout le long d'un gué
Joli mois de mai                                                                                Joli moi de mai
Qui compte tous ses Louis, pour marier sa fille            T'auras pour ton souper une carpe frilante

5. Pour marier sa fille (bis)                                                         11. Une carpe frilante (bis)
Combien lui donne-t-on                                                              Et un verre de vin blanc
Tout le long d'un gué                                                                    Tout le long d'un gué
Joli mois de mai                                                                               Joli moi de mai
Combien lui donne-t-on à Marguerite ma mie             Et un verre de vin blanc pour la faire descendre

6. A Marguerite ma mie (bis)                                                   12. Pour la faire descendre (bis)
On lui donne cinq cent Louis                                                   Apportez-nous des oeufs
Tout le long d'un gué                                                                    Tout le long d'un gué
Joli mois de mai                                                                               Joli moi de mai
On lui donne cinq cent Louis et sa chambre garnie    Apportez-nous des oeufs, des oeufs en abondance


La Saint-Jean

Oh ! véci la Saint-Jean, ma mia, ma camarade
Oh ! véci la Saint-Jean, que nous faura quitta
Que nous faura n’alla ?
T’en saura-tu pas mau, ma mia, ma camarade ?
T’en saura-tu pa mau, de nous vère quitta,
De nous vère n’alla ?
Ou m’en saura bin mau, ma mia, ma camarade,
Ou m’en saura bin mau, ma pura ne peux pas,
Ma pura ne peux pas !
Faut pas te chagrina, ma mia, ma camarade,
Faut pas te chagrina, toujours rire et chanta
Et torna demora.

"Je revois aussi l’animation joyeuse de la Saint-Jean. C’était par excellence la fête villageoise, la date où finissent et se renouvellent les engagements des valets de ferme. Fête attendue avec impatience par ces humbles qui peinaient et vivaient chichement au cours d’une année sans distractions ! Fête bienheureuse, avec ses flonflons, ses cris, ses danses, qui leur offrait pour quelques heures, avec les plaisirs bruyants d’un jour de liesse, l’illusion de la liberté. Au matin, dans la splendeur d’un gai soleil d’été qui faisait trembler l’air immobile et chaud, on les voyait arriver par bandes sur la place du Mayet, au fond du bourg, les gars arborant à leur chapeau la feuille de noyer, les filles, une rose épinglée au corsage. La poussière montait, les insectes vibraient, les bœufs tiraient la langue et devant le parquet, les musiciens du bal attendaient la clientèle.

Valets et filles de ferme chantaient en patois du pays un vieil air de chez nous, nostalgique et tendre, un air que les musiciens des villes ont privé de son âme naïve en voulant l’orchestrer. C’est la chanson des adieux, un dialogue sans art entre deux pauvres servantes qui vont se séparer, évoquant les humbles souvenirs qui les ont liées au long des jours tissés de joies brèves, de désirs et de peines. Pour apprécier cette mélopée traînante, pour goûter la saveur de terroir qui imprègne cette chanson triste, il faut l’avoir recueillie jadis, interprétée par une voix fêlée de vieille femme, qui en égrenait sans hâte ces couplets douloureux, en filant de la laine :
L’accent est fruste, la rime pauvre et maladroite ; mais de ces vingt couplets très anciens, j’entends encore monter l’appel des choses familières, le murmure des eaux vives, le bruissement des arbres dans les prés, l’aboi rauque d’un chien de berger, la voix aiguë d’une fille de ferme ramenant son troupeau, tous les échos des bois et des vallons répétant un refrain monotone et poignant, avec ce je ne sais quoi de rêve inachevé, qui bercera toujours l’âme de nos campagnes.

Alors, chez les pauvres gens, les jeunes s’en allaient « en maître », - c’était l’expression locale - pour décharger leurs parents dont la vie était dure et qui n’avaient pas assez de travail pour les occuper. Ils étaient là par groupes, garçons et filles, joyeux de leur brève liberté, bien disposés à profiter de la fête et de ses distractions grisantes. Les maîtres de ferme en quête d’un valet, d’une servante, circulaient parmi leurs bandes bruyantes mêlées de curieux, que les discussions amusaient. Dans le brouhaha des conversations et des chants, on criait pour débattre les prix, longuement, âprement. Puis, après marché conclu, le patron donnait « les épingles », un modeste acompte au nouveau domestique. Et la journée se déroulait en libations accompagnées de danses. Bras dessus, bras dessous, entraînant parfois dans leur ronde une grand-mère effarée, ils s’arrêtaient devant les tréteaux des marchands, palpaient les étoffes aux couleurs vives, lorgnaient les faux bijoux, les parures qui les attiraient comme des alouettes. Il y avait aussi les vendeurs de complaintes qui nasillaient les exploits de Vacher, le tueur de bergères. On frémissait entre les interminables couplets car l’un des assassinats du fou sadique avait été commis à Busset, sur la personne d’une pauvre fille qui gardait ses moutons dans un champ isolé.

Certains se faisaient tirer la bonne aventure, pour deux sons, dans une roulotte, où la voyante extra-lucide leur annonçait le bonheur en amour et parfois la fortune.

Sur les parquets, le cornemuseux enchaînait sans arrêt des ritournelles, et les talons des sabots scandaient vigoureusement la mesure, au milieu d’une poussière intense. Les chevaux de bois tournaient dans les flonflons d’un orgue de barbarie égrenant ses rengaines. L’arracheur de dents était aussi par là sur une estrade, où son boniment faisait merveille. Celui de mon enfance, jovial et beau parleur, se nommait Tollet. Il parlait, il parlait et opérait en même temps, et si le patient se mettait à hurler, la voix puissante de son bourreau étouffait la plainte. Les dents les plus rebelles, Tollet se vantait de les extraire avec ses doigts ; et, en prestidigitateur accompli, quand sa victime avait bien crié, il exhibait au public émerveillé une énorme dent qu’il déclarait avoir extraite non sans peine de la bouche de l’opéré. Bien entendu, ce dernier, tout fier, acquiesçait, et deux nigauds pour un le remplaçaient sur l’estrade. En avant la musique ! ...

Temps heureux, époque de simplicité franche, où il n’y avait pas d’ordre des médecins pour traquer devant les tribunaux arracheurs de dents et guérisseurs ! Tout cela n’est plus qu’un souvenir haut en couleurs, mais sur le point de s’éteindre. Les périodes troublées où l’anarchie démagogique, s’installe et se prolonge, haïssent d’instinct ces coutumes sans malice, où demeurait un parfum de vieille France."

Source : « En Montagne Bourbonnaise – Au bon vieux temps » de Léon CÔTE ; imprimerie DUMAS à Saint Etienne (42) 9.4.1958